Chapitre 1: Blessure
1- Blessure
Bientôt je devrais parler à ces filles, et j’ignore encore quoi leur dire. Ce que je ressens, je ne saurais dire si c’est de la gratitude ou de la haine, alors comment expliquer ce trouble intense à celles qui auront tant de questions quand elles se réveilleront ?
Il y a des moments particuliers qui se frayent des chemins dans nos vies, et qui brouillent celui que l’on avait l’habitude de prendre chaque matin sans y réfléchir. Des moments qui nous forcent à changer de directions et qui nous entraînent sans qu’on ne puisse rien y faire dans un lieu nouveau, quand bien même celui-ci demeure le même.
J'ai l’impression de sortir d’un long sommeil, et maintenant, devant mes invitées encore endormies, j’étire mes sentiments comme des muscles qui n’ont pas servi depuis longtemps. J’ai l’impression de sortir d’un long silence, et je suis terrifiée par le son qu’aura ma voix pour celles que j’ai appris à aimer. Pour me calmer, je regarde ces murs rouges que je connais par cœur Le même restaurant qu’il y a quelques mois, le même espace saturé d’amertume, où je mangeais sans faim et sans plaisir malgré la beauté de la nourriture, est maintenant savoureux. Quelque chose est venue déstabiliser les murs de la Glycine Rouge, un mouvement qui s’est engouffré dans la salle et qui m’a emporté au fond de moi. Ce sont elles qui ont changé cet endroit, mais comment ont-elles pu faire ça ? Transformer l’odeur et l’atmosphère d’un lieu aussi profondément, en quelques mois ? Je ne comprenais pas ce qu’elles avaient changé, ce que je pensais de ce changement, et de la beauté de leur visages qui m’a tant surprise.
Louise m’a toujours dit de chercher l’origine des sentiments qui me traversent pour essayer de les comprendre. Si je cherche le début de ce changement dans mes murs, il faut remonter, je pense, à la venue de Zineb.
Elle est arrivée il y a 8 mois. C'était un jour d’orage, ceux de début mai qui sont encore frais et doux. Le bruit de la pluie sur les carreaux enveloppait l’odeur des glycines d’une moiteur envoutante. Zineb a débarqué comme ça, sans savoir où elle était, à ce lieu de rendez-vous qu’on lui avait donné. On lui avait dit que c’était signe qu’elle avait gagné la confiance de Sofia, que peu de filles avaient été amenées dans cet endroit. Dans la voix de ses collègues, comme souvent quand il était question de leur patronne, il y avait un ton presque mystique, et Zineb en avait ressenti de la fierté.
Le restaurant était calme, la maison dormait, il y avait un peu de musique en fond et le bruit étouffé, comme fait le pinceau sur les cymbales dans un morceau de jazz, du balai que passait Louise. Un bazar de son à l’entrée. Zineb secouait la porte, cherchait le bon sens pour l’ouvrir, réveillait la maison en trébuchant sur la petite marche à l’entrée et débarquait dans le restaurant.
-Bonjour ! Pardon pour la porte !
Elle fit quelques pas en tournant sur elle-même. Elle cherchait quelqu’un, ne la voyait pas. Elle était intimidée par l’élégance du lieu, son beau parquet de bois clair ciré, ses tables rondes aux plateaux de verre et aux supports nacrés. Elle regarda émerveillée, comme toute personne entrant dans la salle, le plafond de glycine qui répand une odeur capiteuse dans le restaurant. Cette particularité donnait son nom à cet établissement trois étoiles, et Zineb n’était pas très à l’aise dans ce décor. Elle s’ébroua pour dissiper son malaise et se mit à faire les vérifications habituelles qu’exige son travail. Elle commença à passer sa main derrière les banquettes et sous les tables, à regarder sous les lampes et à vérifier que la baie vitrée n’offrait pas de fenêtre de tir depuis l’immeuble d’en face. Alors qu’elle s'apprêtait à jeter un œil derrière le bar tomba sur son épaule comme un pétale la voix rassurante de Louise qui sortait de la cuisine.
-
Bonjour ?
-
Bonjour, pardon !
-
Tu cherches Sofia ? Tu es Zineb non ? Elle m’a dit que tu viendrais.
La phrase de Louise était gentille. Elle cherchait à désamorcer la gêne qui battait au ventre de Zineb. Celle-ci soupira de soulagement, et sa voix s’éclaira.
-
Exactement. Mais je crois que je suis en avance. En fait je suis super en avance.
Elle se gratta la tête, gênée d’être avec une inconnue.
-
C’est pas grave du tout. Tu veux un café ? Assieds-toi.
-
Je peux l’avoir décaféiné ? Sinon c’est trop fort.
Louise se retint de rire. On aurait dit que Zineb avait oublié comme ses pas sur le sol disaient à quel point elle est grande et forte, et qu’un café ne lui ferait surement pas grand chose. Mais dans sa voix, quoi qu’elle fasse pour la durcir, on sent toujours sa douceur, et on devine qu’elle est fragile. Tout ça n’échapait pas aux yeux calmes de Louise, mais pour l’instant elle se retenait de l’envelopper dans ses habituels gestes rassurants. Elle maintenait cette frontière entre elle et les autres, le comptoir épais et verni qui la sépare de ses clients.
Zineb est restée debout sans savoir quoi faire, jusqu’à ce que Louise lui montre le tabouret devant le bar. Elle s’assit, maladroitement. Un petit silence s’est installé, le temps que Louise lui rapporte son déca, et l’interroge.
-
Tu travaille pour Sofia alors. Ça fait longtemps que tu as commencé ?
-
Oui ! Ça fait quelques mois !
Il y avait un enthousiasme incroyable dans sa voix. Sofia sait se faire aimer de ses employées. Parfois jusqu’au fanatisme, et c’est exactement ce qu’il faut, dans le milieu où elle trempe. Elle possède un charme qui fonctionne moins bien sur les hommes, où alors qu’elle ne daigne pas utiliser sur eux, et s’entoure de ces filles aux voix ferventes qui se prendraient une balle avec joie juste pour lui éviter de devoir porter un gilet en kevlar qui cacherait sa poitrine.
Le téléphone vert émeraude posé sur le comptoir se mit à sonner brusquement. Louise décrocha, puis passa le combiné à Zineb. Au téléphone une voix aiguë qui dit :
-
Elle arrive ! Va l'attendre devant !
Zineb se leva brusquement, manqua de renverser son tabouret, cria presque d’une voix rendue tremblante par l’anxiété :
-
Elle est déjà là ?! Je me dépêche, j’arrive, j’arrive !
Elle sortit avec fracas. Louise raccrocha le combiné, prit la tasse de café et la mit dans l’évier. Un bruit à la porte fenêtre. C’était Sofia qui toquait vigoureusement sur le verre. Louise alla lui ouvrir et Sofia glissa son corps sec dans l’ouverture.
-
Alors c’est bon t’es de retour ?
La voix de Sofia est à son image, toujours sèche malgré l’affection qui s’y cache pour cette fille rondelette qu’elle connaît depuis des années. Une voix habituée à donner des ordres, qui ne fait pas dans la dentelle, qui va direct, comme une flèche, dans le cœur de son interlocutrice et la soumet à sa volonté. Une voix d’assurance, sans tremblement, sans failles. Que l’on sait à quel point elle pourrait devenir dure, terrible, si on se refuse à son charisme. On entend sa férocité, la rage qui peut à chaque instant crever son sourire. Sa violence, que Louise appréciait, et à laquelle elle répondait toujours en souriant.
-J’étais partie que deux jours, pourquoi tout le monde dit ça comme si je revenais de vacances.
-
C’est que ta cuisine nous manquait Louise. D’ailleurs…
-
J’ai déjà préparé ton plat, tu peux t'asseoir. Je crois que Zineb est sortie te chercher.
-
Bah. Elle va revenir bientôt.
Sofia se frotta les mains et s'assit au comptoir. Louise s’engouffra dans la cuisine. Sofia en criant lui dit :
-
C'était comment la campagne ?
-
Quoi ?
-
J’ai dit, c'était comment la campagne?
-
Trop vert !
Louise posa son assiette devant Sofia.
-
Tiens, c’est le menu d’été, magret braisé, coulis d'artichaut et sauté de poivrons au sang.
Sofia sourit en regardant son assiette. Elle a reniflé un coup vers la cuisine.
-
C’est ça qui sent bizarre ?
-
Non non je me fais une carbonara pour plus tard.
-
Ils sentent bizarrement tes lardons.
Le regard étrange qu’elles échangèrent résonna entre les lattes du parquet. Le bruit de la mousse dans le verre de bière que lui servit Louise brisa le silence.
-
C’est que je les ai fait fumer au pin, c’est un test. Pour un futur plat de la carte.
-
Ouais ça doit être ça.
Sofia prit une bouchée, poussa un soupir amoureux, et reprit:
-
Quand tu était partie, je sais pas pourquoi, j’ai repensé à quand on s’est rencontré. Ca m’a fait pensé qu’on en a jamais discuté. Je t’avais trouvé intéressante, tu sais pourquoi ?
-
Non pourquoi ?
-
C’était tes yeux, ce flou qu’il y flotte toujours quand tu pense. C’est comme une odeur qui t’entoure, et que tu aura beau dissimulé sous le parfum de ton calme, je la sentirai toujours. Bien sur maintenant je connais ton secret, mais à ce moment là, tu marchais sur mon territoire, t’était une inconnue qui sentait le danger. Je t’ai suivi jusqu'à ce restaurant où tu n’étais qu’une simple serveuse. Quand tu m’a apporté mon repas, j’ai compris d'où venait l’odeur.
Louise ne parlait pas, elle essuyait la tasse de café de Zineb. Ses gestes n’étaient pas nerveux, elle savait qu’elle était, avec Sofia, en amie.
-
Ça venais de ton poignet non ? Je me suis souvenu de ça quand tu étais partie. Que de ça, tu ne m’a jamais parlé, malgré tout ce qu’on a fait ensemble par la suite. C’est que tu es discrète. On t’oublierai presque des fois, c’est même pour ça que j’ai décidé de travailler avec toi. Voilà, j’ai repensé à cette odeur de sang que j'étais la seule à sentir, et qui coulait de ton poignet.
Elle fit balancer sa chaise vers l’avant pour se pencher sur le comptoir, saisit la main de Louise brusquement. Elle tira sa manche.
-Sofia vous êtes là !
Les gros muscles de Zineb traversèrent l’espace du restaurant en quelques instant, les joues rouges, la panique dans sa voix tremblante. La chaise de Sofia se reposa à nouveau sur le parquet et Louise réajusta sa chemise. Zineb se justifia.
-
On m’a dit de vous attendre dehors ! J’ai procédé aux vérifications, tout est sécurisé et…
-
Assieds toi je mange. Je suis chez moi ici, va, tu peux te détendre, je risque rien. C’est mon restaurant.
Zineb calma sa respiration, sa panique et l’humidité de ses yeux avant de s'asseoir à la place que Sofia lui indiqua, juste à côté d’elle. Les tabourets, trop serrés, firent leur bras musclés se caresser. Zineb rougit et manqua de tomber en décalant son siège. Sa silhouette massive et celle, sèche, de Sofia, creusaient des ombres nouvelles sur le sol du restaurant. Louise, de l’autre côté du bar, attentive au bien-être de ses deux clientes, leur servit des verres d’eau.
-
Me regarde pas manger. Personne va me sauter dessus. Là, repose toi. Fais lui un truc Louise.
-
C’est déjà en route.
-
Je préfère ne pas manger quand je suis en service. Ca me ramolli…
-
T’es pas en service là, détends-toi par pitié.
Louise rapporta un gros burger dans une assiette ronde avec une montagne de frite et un océan d’une sauce rouge. Ses burgers, ça faisait comme un paysage, les calanques de Marseille au coucher de soleil. Zineb n’avait jamais vu ça. Elle fit tourner son assiette entre ses gros doigts pour la regarder sous tous ses angles. Le plat de Sofia était bien épicé et elle enleva sa chemise. La lanière de cuir de son holster sur son débardeur noir rehaussait sa fine poitrine. Zineb rougi et desserra sa cravate. En regardant l’assiette de Zineb, Sofia dit:
-
Ça à l’air bon ton truc là.
Zineb sursauta, la bouche pleine, le burger entre ses mains dégoulinant sur ses frites.
-
Je peux te prendre un bout ? Louise donne-lui un peu de magret en échange.
Louise s’exécuta, partit en cuisine, pendant que Zineb s'efforçait de découper un morceau élégant du burger de ses grosses mains maladroites, une tâche impossible qui lui mit les larmes aux yeux.
-
Laisse ça, va. J’suis pas une duchesse, j’vais pas manger un burger à la fourchette.
Sofia prit à pleine main le burger ruisselant. Un grand sourire sur son visage, puis, la bouche pleine, elle le reposa dans l’assiette de Zineb avec un geste de la main pour qu’elle reprenne son repas. Zineb rougit encore. Elle pensa à la salive que Sofia avait dû laisser sur les bordures du pain. Un baiser indirect avec sa boss. Avec Sofia. Jamais elle ne pourrait. En pleine confusion Zineb avait chaud, pourtant il faisait encore doux, comme le bruit de la pluie sur les carreaux. Elle regardait son assiette d’un air éperdu mais elle ne pouvait pas refuser de continuer à manger, ça aurait été insultant. Elle desserra encore sa cravate, s'emmêla les mains avec le nœud. Elle embrassa l’idée. Elle n’avait pas le choix de toute manière. Elle prit dans ses mains le burger chaud et humide et ses dents creusèrent dans la chair la marque de son désir. Elle se mit à engloutir le burger, le visage rouge, sans prendre presque le temps de respirer. Sofia rigola
-
C’est bien c’est bien, t’avais faim finalement. Mange, Zineb. Louise, donne des frites. C’est bien ton sauté de poivrons mais j’ai vraiment faim maintenant.
Elles mangèrent ensemble, dans l’odeur du foin que le restaurant sentit pour la première fois et celle, étrange, des lardons fumés.
Sofia regarda par la fenêtre l’orage et dit en souriant:
-
On en voit pas souvent en ville, des éclairs comme ça, violet comme de la confiture.
En tournant la tête avidement pour suivre le geste de Sofia, les grosses mains de Zineb renversèrent son verre de bière. Un fleuve mousseux s’écoula lascivement sur le comptoir, éclaboussant la chemise de Louise. Rouge et échevelée, Zineb se précipita pour essuyer la tache, attrapa un torchon et d’un geste vif, remonta la chemise de Louise jusqu’au coude.
Une blessure étincelante se soumit à leurs yeux. Les bords dentelés d’une morsure terrifiante creusaient un vide dans le bras de Louise. Cette absence de la chair ternit les yeux de Sofia, et fit se détourner ceux de Zineb. Une angoisse étrange sembla naître de cette blessure, qui envahit la salle. Louise s’enfuit dans la cuisine. Un silence passa, que ni Sofia ni Zineb n’osèrent rompre. Puis elle revint, et comme si de rien n’était, et se remis à éponger le comptoir. Pour dissiper la gêne et signifier que le sujet était clos, si possible pour toujours, elle changea de sujet.
-Tu es de quel coin toi Zineb ? T’es pas de la ville non ? Ça se sent.
Zineb se dit, avec tristesse, que son odeur de foin l’avait trahi, mais c’était davantage sa politesse de campagnarde qui poussait Louise à poser cette question
-
Je viens de Loir-et-Cher oui. J’ai grandi dans une ferme. Adoptée.
-
Ben ici t’es pas adoptée, t’es chez toi. Alors pas la peine de t’excuser à tout bout d’champs. Tu bosses pour moi depuis quelques mois déjà, et tu nous parles comme si c'était ton premier jour. Laisse tomber les politesses.
Sofia avait étalé sa phrase avec rudesse. Zineb se recroquevilla sur sa chaise.
-
T’en fais pas va, c’est mignon comme tout, mais je sais que t’en as sous le capot maintenant. Pas la peine de faire des chichi. Tu peux même me tutoyer !
-
Je suis désolée Sofia, j’en serais incapable. J’espère que ce n’est pas un trop gros problème ?
Sa voix était remplie à ras-bord d’une détresse qui fit éclater de rire Louise et Sofia, et Zineb finit par se détendre. L’après-midi se poursuivit dans le calme qui suit l’orage, et elles ne reparlèrent jamais de la blessure de Louise. Cet épisode du burger avait fait naître au cœur de Zineb une épine qui la troubla de manière croissante aux fil des mois qui suivirent, qui lui faisait se rappeler ces années à penser qu’elle ne valait rien, qu’elle n'avait le droit à rien, parce qu’elle était perverse et malsaine. Ces années dans un village qui ne serait jamais le sien, à cacher sa féminité étrange et masculine qui clochait pour une fille des champs pas encore née.
Chapitre 2 : Problème de rat
2- Problème de rat
L’arrivée en mars de Zineb avait été la petite étincelle qui alluma ces sentiments étranges en moi. C’est au mois de juin que j’ai senti la chaleur de la flamme grimper dans mon cœur. Si j’y réfléchis aujourd’hui, je pense que sur le moment je savais qu'à cette flamme je me brûlerais un jour, et pourtant je n’ai pas pu m’en détourner. Ce qui se jouait depuis trois mois entre Sofia, Zineb et Louise me fascinait. C’était au mois de juin donc, le matin où l’équilibre de ce monde feutré de la Glycine Rouge a été définitivement bouleversé. Zineb était arrivée en avance comme à son habitude, avec sur son visage un air accablé qui annonçait toujours ses discussions avec Louise.
-
C’est la fin du monde, dès que je la regarde.
Louise la regarda avec compassion. Elle se désolait de voir être si désemparée cette fille dont Sofia lui parlait, presque avec admiration - ce qui était tellement rare chez elle - et dont elle vantait les talents de garde du corps hors du commun.
-
Sofia je veux dire. Hier alors qu’on faisait une descente vraiment risquée, j’ai perdu ma concentration, et elle a failli être blessée. Je l’ai quitté du regard. Au pire moment. J’ai cru entendre…Je sais pas. Elle réfléchi un instant, l’air de chercher le fil de son angoisse. J’ai grandi près d’une gare tu vois, et je crois entendre… Je crois entendre le bruit du train quand je la regarde. C’était une gare de campagne et j’étais clouée au sol, à la terre, à la ferme. Je regardais les trains comme une vache fatiguée. Ce matin quand j’attendais le métro pour la retrouver je pensais à ça, je pensais à ça et je me suis dis “pourquoi j’ai envie de mourir comme à cette époque”, alors qu’elle me laisse être près d’elle. Je pense peut-être à cause de la chaleur. Tu vois la ligne 6 elle a cette odeur de paille en fond du rail, et ma sueur à l'odeur du foin, alors peut-être avec cette chaleur je me retrouve à nouveau dans le champ pour la moisson. Je pensais qu’avec les oestro l’odeur de ma sueur changerait, une fille m’avait dit que ça pouvait faire ça, mais non. Je suis piégée dans ce foin et quand je suis sortie du métro je sentais comme les champs mouillés de mon village un jour de pluie. Quand j’avais pris ce train pour partir de la campagne, j’étais certaine d’en avoir fini, avec cette angoisse, avec cette faiblesse. Quand j’ai rencontré Sofia j’ai compris mon rôle, ma force, mon utilité. Elle m’a offert ça, et c’était le cadeau le plus précieux que j’ai reçu. Je le portais comme une amulette, et voila, j’ai l’impression de l’avoir perdue. D’avoir brisé quelque chose qui me protégeait de ces souvenirs. Je la vois, sèche dure forte, le regard comme du bitume et je me ramollis comme une chaussée défoncée un jour de canicule. Je me dis que j’ai rien à faire là. J’ai pleuré dans le métro en me disant qu’elle devait connaître malgré elle l’odeur de mon foin. Mon odeur de sueur.
Zineb soupira avec une telle fatigue que Louise se tourna pour lui faire un café, sans qu’elle cessât de l’écouter. La grosse machine vrombit. Zineb se mit à bouger nerveusement sur son tabouret, manquant de le faire tomber.
-
Tu vois le bruit qui fait vibrer le sol, le bruit du train. C’est ça que je ressens quand je suis à côté d’elle.
Dans sa voix on sentait qu’elle avait rougit. Louise posa le café sur le comptoir de bois qui les séparait.
-
Pardon je sais pas pourquoi je te dis ça. En fait j’aimerais juste que ça reste comme ça. Que je reste juste à la protéger. Quand j’ai pris le train pour partir de la campagne, c'était le bruit de la fin du monde pour moi, et pourtant c’est ce qui m’a changé. Je me suis mise entre les deux wagons là où on peut faire des appels et fumer une cigarette. Pourquoi aujourd’hui quand je l’entend, il me déstabilise autant ?
- Peut-être parce que tu changes encore. Tu le vois comme un désastre, parce que tu es déstabilisée, oui c’est vrai. Mais ça ne veut pas dire que c’est mauvais. Tu a l’impression d’une régression, mais moi, je crois que tu découvres quelque chose de nouveau. Zineb la regarda sans paraître comprendre. L’amour, Zineb ! C’est pas une mauvaise chose !
- Mais ça me rend incompétente…
- Parce que tu as peur. Mais au contraire, c’est ce qui te fera la protéger au mieux. Il faut juste que tu arrête d’avoir peur. Réfléchis, à chaque fois que ce bruit du train t’a frappé, tu as grandis, et tu as ressenti de la joie, de la fierté. C’est exactement la même chose.
Zineb réfléchit longuement. Cela dura si longtemps que Louise se dit qu’elle ne sortirait jamais de ce silence, et elle en fut un peu nerveuse. Mais soudain elle parla, sa voix solidement ancrée dans une nouvelle résolution.
-
Tu as raison. Merci Louise. Il va me falloir du temps, mais je pense que tu as raison.
Après la discussion, pour que Zineb se change les idées, Louise avait décidé de lui faire faire le tour du restaurant, un privilège rare qui avait rendu fière Zineb. Louise lui expliqua qu’avant, cet endroit était un de ces petits théâtres mineurs qui avaient disparu petit à petit des rues de Paris au fil des années 70. Derrière la grande salle au plafond haut, on avait aménagé une cuisine, que Zineb espérait enfin découvrir, mais Louise lui dit de ne pas rêver. Elle l’emmena plutôt vers un petit escalier de fer forgé en colimaçon qui descendait dans les entrailles du restaurant. Il y avait là une petite salle de pause, avec un grand canapé, une petite table et une lampe sur pieds éclairait d’une chaude lumière la moquette rouge qui étouffait leurs pas. A gauche de l’escalier, Louise la fit rentrer dans une petite chambre d’amie, et lui montra la deuxième porte qui était celle de sa chambre. Pour Zineb c’était absolument magique, de trouver cet endroit. C’était un rêve qu’elle avait déjà fait en s’endormant dans la minuscule chambre de bonne qu’elle occupait dans une immeuble minable de Pigalle, qu’en ouvrant son placard elle se rendait compte qu’une immense pièce se cachait derrière un faux fond.
Elles sont remontées et Sofia est arrivée. Elles se sont saluées affectueusement. Le visage de Zineb s’est couvert d’un vernis de sérénité, et elles ont commencé à travailler, en silence, sur la table en fer forgé de la petite cour du restaurant. Elles firent les comptes, dans les vapeurs douces des cigarettes que Zineb et Sofia fumaient, en respirant l’odeur des glycines.
-Bon, on a bien bossé. Zineb, t’es libre maintenant, ta journée est finie. Tu m’excuse, je dois discuter avec Louise un peu.
- Sofia vous restez ? Je pensais que…
Elle était déjà près de la porte de la cuisine, indifférente au trouble de Zineb qui s’attendait à ce que Sofia parte comme tous les soirs, et rejoigne le lieu inconnu où elle dormait et qu’elle gardait dissimulé même de ses gardes du corps de confiance. D’un geste Sofia fit Louise la suivre dans la pièce défendue. La cuisine semblait revêtir un caractère sacré, autant pour Louise que pour Sofia, et Zineb n’avait jamais eu le droit d’y rentrer.
Elle finit son verre, dépitée. Peut-être le goût d’un peu de jalousie rendit amère sa limonade. Le bipeur qu’elle avait à la ceinture fit un petit son, et elle se leva brusquement. Son pas anxieux fit trembler le sol et sa voix alors qu’elle murmura pour elle même, comme une prière :
-Non, non, ne vient pas, ne vient pas…
La porte se referma sur sa panique. Le bruit de la cuisine couvrit la discussion des vieilles amies. Le son est un ami traître, qui choisit ce qu’il veut dévoiler. On peut sentir, en écoutant bien les nœuds de sa voix, si une personne a pleuré le matin en se levant, écrasée par la dépression qu’elle cache, mais un vulgaire lave-vaisselle interdit l’accès aux discussions les plus nécessaires à la compréhension de ce qui se trame ici. On reste dans l’inconnue, dans le bruit des oiseaux et des voitures qui caressent les vitres du restaurant depuis la cour. La porte d’entrée s’est ouverte et a claqué en se refermant. Les pas de Zineb, bruyants, ne cachaient pas ceux d’une inconnue dont les talons frappaient le sol énergiquement. Louise, au même moment, est ressorti de la cuisine en criant :
- Je te laisse vérifier que tout est là.
- C’est super chic ici, je croyais qu’on allait juste boire un verre moi, je me serais habillée mieux que ça !
La voix travaillée d’une inconnue, faussement nonchalante, et le bijou qui tintait à son cou faisaient mentir sa déclaration, et elle s'est avancée dans la salle de la démarche un peu vacillante de ceux qui lèvent les yeux au plafond, fascinée par les fleurs qui le tapissent
-Mais viens s’il te plait on va autre part, je t’ai dis qu’il fallait qu’on fasse autrement…
Les paroles désespérées de Zineb répondaient à son amie, en pure perte, et disaient tout de leur relation. Son amie encombrante, jolie et extravagante, celle que toutes les filles timides gardent près d’elle, celle dont elles écoutent les larmes après une énième crime amoureux, celles qu’elle réconfortent d’un câlin moelleux et qu’elles font dormir contre elle. Celles qui cherchent la sécurité d’une butch qui les aiment mieux en tant qu’amie que personne d’autres en tant qu’amour. L’inconnue répondit avec un ton sulfureux :
-
Mais non, je suis sûre que tu t'embêtes pour rien ma belle. Tiens je vais demander si tu veux.
-
Non attends ! Je vais voir.
Avec un sourire gentil, Louise l'accueilla.
-
Y’a aucun souci si vous voulez rester.
-
Ah. Ah bon ? En fait je pensais que.. Je voulais l'emmener manger ici ce soir mais si Sofia reste je sais pas je veux pas déranger surtout pas déranger…
-
Sofia ne t’a pas dit ? Le restaurant n’ouvre que quelques soirs par mois, ça fait partie de notre spécificité. C’est très select. Mais ça ne veux pas dire que vous ne pouvez pas manger ici, je vais vous préparer quelque chose. Vous voulez boire quelque chose en attendant ?
-
Une carafe de rouge je vous prie.
L’inconnue voulait faire dame de la haute, boire dans une vaisselle élégante. Elle n’avait pas peur d’être à la merci d’une bouteille trop chère. Elle avait de l’argent mais n’y connaissait rien en vin. Elle se sentait dans son élément, savais que paraître “de la haute” ne tient qu'à l'assurance qu’on affiche, qu’à l’impolitesse que l’on revendique, et qui de toute manière semblait au cœur de son caractère. Elle s’assit en plissant sa robe dans une des banquettes au cuir vert qui longeaient les murs autour de la porte-fenêtre. Zineb chercha à contrôler, avec beaucoup de mal, la confusion qui s’étalait dans sa voix, et reprit.
-
Je te présente Mélia. Encore désolée…
-
Puisque je te dis que c’est avec plaisir.
-
Est-ce que..est-ce que Sofia est encore dans le coin ?
-
Ouais, elle devrait ressortir elle finit un truc dans la réserve.
-
Je vais mourir de honte….
Mélia entrouvrit la baie vitrée dans un grincement, et sans gêne sortit une cigarette d’un étui métallique. Elle prit dans sa poche son briquet, et le regard de Louise se braqua sur elle. Un son en deux temps, le premier presque silencieux, du métal doré qui se tend pour s’ouvrir, et le second, orgueilleux et élégant, de la roue qui frotte la pierre avec douceur. Un briquet Dupont laqué de rouge, prétentieux et distingué. Le regard de Louise se teinta de l’ombre bleu de son inquiétude, pendant que Mélia commençait à fumer dans l’ouverture qui laissait entrer l’odeur de la pluie. Elle cria, plaintive
-
Me laisse pas toute seule Zineb, revient !
Avec un regard désespéré à Louise, Zineb parcouru à petit pas nerveux la salle pour s'asseoir lourdement à côté de Mélia. Elles se sont mises à discuter, d’abord de la carafe en porcelaine blanche et aux fleurs violette qu’avait rapportée Louise, puis Mélia commença à raconter une de ses histoires rocambolesques avec un ancien amant cul de jatte. Zineb finit par se dérider, et on découvrit son rire, un grand rire bruyant et sincère qui perdait peu à peu sa retenue. Louise, médusée, l’entendit proférer des blagues d’une vulgarité surprenantes, et dans son phrasé ressortait son accent paysan. Enfin Mélia chuchota à son oreille. On sentit alors, dans sa voix, comme se dessiner le motif d’une usure, celui d’un tissu qu’on a trop frotté et lessivé, qui tache de rouge la pâleur de la peau de Mélia. Une voix de secret, mais d’un secret de sang, de crime. Une voix étrange, chuintante, qui s’entend souvent dans ce restaurant lorsqu’il est fermé au public. Louise aussi perçu ce phénomène, et le battement de son pied au sol signifia son inquiétude.
Soudain, un grand bruit s’échappa de la réserve.
-T'a un sacré problème de rat Louise !
La voix forte de Sofia se rapprochait de la salle.
- Des rats ici ? La voix offusquée de Mélia fut couverte par le bruit des pas, anormalement lourds, de Sofia.
- Regarde-moi ce que j’ai trouvé !
Elle portait à bout de bras le corps maigrelet et s’agitant d’une jeune fille échevelée.
-Lâche moi la coucourde ! Lâche moi putain, et puis jsuis pas un rat ! Un rat je t’en foutrais d’un rat moi ! Regarde moi bien fada dis moi qu’chui pas un beau brin de fille, regarde moi et dit encore que je suis un rat j'te pète à la gueule vieille pute !
Le flot d’insulte crié d’une voix de pédale oestrogénée avec un fort accent marseillais fit s’écquarquillé les yeux des quatre filles.
- Qu’est ce que c’est encore cette affaire?
Louise cherchait à montrer son mécontentement sans réussir à cacher le rire qui voilait sa gorge et tirait sur ses joues. Sofia, un grand sourire au lèvre, lâcha du haut de son mètre 90 la fille au milieu de la salle, puis claqua ses mains, comme pour se les épousseter. Mélia mit théâtralement sa main devant sa bouche en regardant les muscles de Sofia, Zineb d’un coup d'œil expert, vit que la petite ne serait pas un danger, et se leva pour se placer derrière sa patronne. Louise passa de l’autre côté de son bar, les mains sur les hanches. Toutes regardèrent le petit rat, qui continuait à couiner ses insultes, se relever en gémissant.
-J’vais te casser le nez tu vas voir j'te jure, j'vais t’enculer à sec avec une branche de bois tu vas voir tu crois que je peux pas te prendre j'm'en suis fait des tas des comme toi des bofi avec des cheveux gras tu vas voir j'vais te péter à la gueule.
- On dit “j'vais te péter la gueule”, petite.
A cette remarque hilare de Sofia, le flot s’arrêta, le visage de la teigne rougit.
- Ouais ben ouais je sais d’abord j’voulais pas dire ça c’est tout voila.
Sa voix bredouillait, elle se calmait en voyant les trois paires de gros bras qui l'entouraient. Le rire étonnamment gras qui échappa à Mélia fit écho à l’hilarité des trois filles.
- Bon euh. Par où commencer. Louise se gratta la tête, elle voulait reprendre son sérieux, échoua. Qu’est ce que tu fous dans mon resto toi ?
- Qui t’envoie ?
Sofia, elle, décida de garder son sourire féroce.
-Pour qui tu te prends à insulter la patronne ? P’tite conne j'vais te faire passer le goût de parler comme ça tu vas voir !
Zineb ne rigolait pas du tout, elle s’échauffait même, et Sofia fut obligée de mettre la main sur son bras pour la calmer. La voix de Zineb fondit au contact de cette main posée doucement sur sa peau et la fin de sa phrase ne fut qu’un murmure.
-J’men fous je vous dirais rien bande de... Bande de conne ! Voila bande de…
Sa voix s'éteignit à la vue des canines de Sofia et de ses phalanges de boxeuse, élimé comme la toile beige d’un pantalon de marin.
-J’crois que tu saisis mal où t’es tombée, petite.
Le sourire de Sofia s’élargit. Elle faisait peur comme ça. On se dit que des gens ont dû finir leur vie avec cette seule image, celle des canines sépia de Sofia.
-Alors, qu'est ce tu fous la ?
La petite se mit à mouliner, embarrassée.
-En fait c’est que j’avais faim alors voilà quoi. Mais aussi c’est plein de super bouffe ici alors pff franchement c’est pas un saucisson ou deux qui va manquer on va pas en faire toute une histoire quoi.
- C’est vrai qu’elle a pas l’air bien lourde.
La voix de Louise s’est adouci. Celle-là, elle ne peut pas en vouloir à quelqu'un qui a faim. On sentait que ça l’angoissait, les côtes nue de la gamine. Ragaillardie par sa compassion, celle-ci repris un peu de constance.
-Et puis je cherche un boulot aussi, alors là je sais tout faire c’est bien simple, demandez moi n'importe quoi j’le fais en moins de deux et parfaitement en plus, c’est simple Nina, c’est l’employée du mois ! Aussi, aussi, j’ai pas de chez moi voila mais bon on va pas en faire toute une histoire.
-J’te coupe là, petite, on fait pas dans la charité ici. T’es au mauvais endroit au mauvais moment et avec ça, t’a la langue bien pendue. Louise, tu veux en faire quoi ?
Louise est perdue, parce que elle, quand y’a de la faim, elle est bien capable de faire dans la charité.
-Oh que non Louise, oh que non. Je te vois venir gros comme une maison.
Sofia avait l’air mauvais, mais une goutte de sympathie se glissa au coin de sa voix.
-J’ai rien entendu alors là j'vous jure, j’ai bien vu que vous étiez en train de discuter, mais moi j’n’en avais cure, j’étais au paradis du saucisson alors j’ai tiré mon anguille du jeu et je me suis goinfrée voila. Rien entendu promis juré, bonne employée, j’ai même mon cévé sur moi.
Elle commença à fouiller les poches de son imper, fit tomber des tickets à gratter, des clopes entamée et de la poussière de tabac, se pencha pour le mégot, jeta un oeil à Mélia qui ricanait sa clope à la main, sortit son briquet alluma son mégot et entrepris de ramasser ses miettes de tabac en faisant avec ses mains sur le parquet comme une petite balayette. Elle rengaina son paquet.
-J’ai pas trouvé mon cévé.
Louise, Sofia et Mélia éclatèrent de rire, et avec un temps de retard, Zineb aussi. La tension disparu d’un coup.
-Bon Louise, va nous faire à manger, steak frite tout simple rapidos et puis on va démêler cette affaire.
Louise parti dans la cuisine. Sofia sortit son paquet de cigarette et en tendit une toute neuve à Nina, qui se jeta dessus, affamée. Elle en prit une pour elle, s’approcha de la porte-fenêtre et l’alluma. Un son en un temps, un automatique qui fait un bruit sec et modeste, fonctionnel. Un briquet IMCO, d’acier nickelé, ancien et robuste. Tout Sofia en un seul son. Elle a fumé avec aux lèvres un sourire pour cette jeune idiote qui dévorait l’assiette de frites que Louise lui avait apportée, puis elle se détourna de Nina, et sembla remarquer Mélia qui la dévorait du regard.
-Bon et c’est qui cette fille là aussi ? Décidément c’est le bordel ce soir.
-C’est une amie à moi patronne mais si vous voulez on peut partir.
Zineb avec une toute petite voix, cherchait à recroqueviller son corps massif, sans succès et son embarras s’était réveillé, comme en retard pour le travail.
-Mais non si c’est une amie à toi, c’est très bien. T’es chez toi ici, Louise a dû te le dire.
-Merci de m'accueillir. A qui ai-je l’honneur ?
Mélia était devenu très raisonnable, à cause du joli visage de Sofia qui s'était tournée vers elle. Sofia rigola et dit :
-Moi c’est Sofia et je suis la propriétaire de cet établissement - puis à Zineb avec un sourire- très polie ton amie.
Voilà les circonstances surprenantes dans lesquelles ce joyeux groupe s'est formé. Un mélange de coïncidence, de maladresse, et de simple bêtise. Maintenant que nous avons presque tous nos personnages, il est possible de sentir comme un frisson les prémisses de notre trouble et sa nature. C’est ce souvenir impalpable qui prend les couleurs du rêve, ce crime innocent lorsqu’on a appris à aimer, qui nous saisit à la gorge et nous détourne de notre chemin. Pour Zineb, c’est le goût gras et sucré des oignons caramélisé qui la ramène constamment à la honte d’aimer Sofia. Mais elle continuera de commander à Louise son burger lorsqu’elle passera au restaurant. Louise portera sur ses épaules le poids des émotions passées qu’ont réveillées les côtes nues sous le crop-top de Nina. Mélia aura toujours son cœur remué par l’étrange odeur du restaurant et les regards mystérieux que Louise et Sofia déposèrent ce soir-là sur ses pupilles injectées de sang. La peur d’avoir été reconnue. Sofia, elle, restera imperturbable, ou plutôt, pour qui la connaît, secrètement heureuse de cette compagnie sororale à laquelle elle s’était toujours refusée. Dans le méandre des voix étouffées par l’épais parquet du restaurant on pouvait saisir tous ces secrets comme des grains de sable. Au fil des mois, tous les mouvements, les mots et les gestes de ces filles qui deviendront amies par la force des choses faisaient se déposer sur le parquet de Rouge Glycine des odeurs, des poussières et des traces de pas que je dois saisir pour comprendre ce qui a pu faire bifurquer mon chemin.
Chapitre 3 : Un prix assourdissant
3- Un prix assourdissant
Quelques jours après l’arrivée de Nina, Rouge Glycine ouvrait, comme chaque dimanche soir, ses cinq tables à une clientèle très select. Comme Nina avait proposé ses services, et que le regard de Louise fondait devant elle, il avait été décidé qu’elle serait formée au service du repas. D’ordinaire, Louise assurait elle-même la cuisine, le service et l’accueil des clients. Ce soir, Nina l’observerait. Sofia s’était d’abord opposé, plus par principe qu’autre chose, à ce changement dans l’organisation du restaurant, mais dès l’ouverture de Rouge Glycine, il avait été décidé que Louise aurait le dernier mot sur tout ce qui concerne la restauration en elle-même, et Sofia avait dû s’incliner. Cette après-midi donc, une douce agitation saisissait les murs roses pâle de la grande salle, tandis que Louise dressait les tables, récurait le sol, s’affairait en cuisine, tout en expliquant à Nina :
-
L’image du restaurant compte encore plus que tout le reste. La salle doit être parfaitement propre et organisée de la même manière à chaque ouverture. Notre clientèle est chic, le menu est hors de prix, et le nombre de places est très limité. C’est d’ailleurs ce qui leur plaît, plus que la nourriture en elle-même je pense, ce sentiment de pénétrer au cœur d’un secret, que seuls quelques élus ont le loisir de fréquenter. Comme tu peux l’imaginer, ce ne sont pas nécessairement des personnes très appréciables. En tant que cheffe, je suis suffisamment respectée pour ne pas trop en souffrir, surtout que comme la place est chère, on risque de plus être invitée si on se montre désagréable. J’espère que ça suffira à te protéger un peu lorsque tu t’occupera du service. Ce soir tu m’observeras attentivement, tu essayeras de retenir ce que je dis et comment je le leur dis. Il y a des habitués, et il faut les traiter avec beaucoup de respect, parce que si on leur réserve une table c’est pour une bonne raison. Est-ce que tu as des questions jusque là ?
Nina écoutait avec une attention dissipée, sa démarche désarticulée faisait traîner ses pieds sur le sol tandis qu’elle suivait mollement Nina dans la salle. Interdite de cuisine, elle l’écoutait accoudé au bar quand la cheffe surveillait ses préparations.
-
Franchement j’suis pas sûre d’être sculptée pour le job Louise, mais je vais faire de mon mieux c’est juré craché !
Et elle cracha dans sa paume sous l’air effaré de Louise qui lui ordonna de se laver les mains dans l’évier incrusté sur le bar. Quand le doux bruit de l’eau qui coule s’arrêta, Nina dit :
-
Quand même, on ouvre qu’un seul soir par semaine ? Et avec 4 tables ? Je vois mal comment ça peut rouler, ton affaire.
-
Tu as regardé le prix du menu Nina ?
Elle montra avec un sourire le carton où est écrit en très petits caractères élégants, sur un papier rouge qui surpris Nina par sa douceur et son épaisseur, un prix assourdissant qui lui fit tourner la tête.
-
Crois-moi, ça roule, et ça roule vraiment très bien. Maintenant va prendre une pause, je te montrerais la suite. Non, va pas dans la cour, va devant, ne dérange pas les filles.
Dans la cour, Zineb et Sofia sont assises autour de la table, cigarettes à la main. Zineb est nerveuse, parce que Sofia avait demandé à lui parler avec un air cérémonieux qu’elle ne lui connaissait pas. Elle regardait sa patronne, qui ne disait rien, dont le visage devait être tourné vers le ciel, l’asphalte de ses yeux fixé sur la douceur de cette matinée d’été. De la poche de sa veste, Sofia produisit une petite boîte qui fit un bruit mate sur la table.
-
Zineb, ça fait maintenant six mois que tu nous as rejoint, et je dois dire que tu ne m'as pas déçue. Je t’avais d’abord engagé pour ton physique, mais ton efficacité et les initiatives que t’as prises pour assurer ma protection m’ont surprises. Ouvre la boîte.
Zineb, de ses mains épaisses, ouvrit l’écrin en silence, attentive à ne pas briser la solennité du moments et profitant du regard de Sofia braquée sur elle.
-
Ce briquet, c’est le signe que tu travaille sous mes ordres. C’est un modèle similaire au mien, regarde. Un imco, c’est une marque qui vient de mon pays, l’Autriche. Tu as du voir souvent des filles de notre organisation avec cet objet. C’est un symbole de ma reconnaissance envers ton travail, et un acte de loyauté pour toi de le porter sans peur. Dans notre milieu, ces objets servent à identifier l’allégeance de leur porteurs, et leur statut dans les différentes organisations. C’est un code pour reconnaître tes amis et tes ennemis. Pour finir, et c’est le plus important : si tu acceptes de le prendre, ça veut aussi dire que tu devras me suivre, jusqu’à la mort bien sûr.
Les mains de Zineb tremblaient légèrement contre la table, et lorsqu’elle reprit la parole, sa voix était toute mouillée d’émotion :
-
Je ne sais pas quoi vous dire Sofia, c’est tellement d’honneur, j’ai même pas de mots pour…
-
Allez arrête-donc, pas la peine de me remercier. Au tremblement de sa voix, on pouvait voir que Sofia était émue aussi. Je suis heureuse que tu le prennes.
Et d’un geste, Sofia s’est penchée vers Zineb pour lui serrer la main. Cet échange, pour Zineb, voulait dire deux choses. D’abord, que désormais elle ne devrait plus trembler, elle devrait se montrer digne de Sofia. Oublier comme si elles n’existaient pas les maladresses, l’anxiété, les craintes inutiles : elle sera une arme pour elle, pour toujours. Ensuite, que la culpabilité qu’elle ressentait d’aimer Sofia à son insu, qui lui faisait rêver une mort pathétique à son image, devait se mobiliser vers sa mission. Zineb se sentit mûrir d’un coup, et alors, elle plongea son regard dans celui de Sofia, sans que ses mains ne tremblent plus.
-
Merci Sofia.
Deux mots, d’une voix dépouillée de ses peurs, d’une voix qui était vraiment la sienne, et qui firent sourire Sofia en elle-même quand elle lui rendit son regard.
-Maintenant que tu sais ça, il faut qu’on parle de ton amie, Mélia, et de son briquet.
A ce moment de la discussion, comme s’il avait été trop tôt pour qu’elle ait lieu, une pluie torrentielle s’écroula furieusement sur Paris, un orage rageur qui dissipa le sérieux de la voix de Sofia alors qu’elle criait en rigolant à Zineb : “On se replie soldat !”. Elles sortirent par le lourd portail de fer rouge qui donnait sur la rue, et s'engouffrèrent dans la berline qui les attendait devant la porte en bois de la cour.
Chapitre 4 : Fleur de Glycine
4- Fleur de Glycine
Louise s’empressa de fermer la baie vitrée après l’averse qui avait fait fuir Zineb et Sofia. Le soir est tombé et Louise a mis un vinyle de Mulatu Astaké sur le tourne-disque installé près de la porte-fenêtre, puis s'est appuyé contre le bar en ajustant sa cravate. C’était un sentiment qu’elle aimait, ce moment où tout était prêt, où l’ambiance feutrée du luxe avait pris la place de la chaleur habituelle de la salle comme par magie, une transformation appelée par ce rituel familier de la mise en place. Elle se sentait comme un chasseur expérimenté posant son collet avec précision, dans des gestes mille fois répétés. Elle soupira d’aise, puis son regard se posa sur Nina qui sortait du sous-sol où Louise l’avait envoyée se changer.
-
Elle est où ta cravate Nina ?
-
Ben tu crois que j’ai une tête à porter des costard moi ? C’est que ça me sert déjà bien assez le cul comme ça et maintenant tu veux que j’m’étrangle toute seule ? Ah non c’est pas humain, ça c’est vrai, me mettre la corde au cou comme ça, pour qu’au final je ressemble à un sale patron ah ça non ! Et puis…
-
Et puis quoi ? a dit Louise avec un sourire devant l’excès de Nina
-
Ben voila quoi j’lai dit j’me sens pas dans ma peau là, j’ai l’impression d’être UN commercial, UN connard qu’a rien trouver d’mieux dans sa vie que d’écraser les couilles des pauvrettes dans mon genre. J’me sens comme un sale type, voilà !
Louise prit Nina par les épaules, et la regarda attentivement. Elle savait ce que ressentait Nina, elle était passée par là il y a des années, et elle allait lui montrer ce qu’elle avait fait pour lutter contre ce sentiment. Elle allait refaire les mêmes gestes qui lui avaient permis d’aimer cette cravate, cette sensation d’assurance à la sentir peser contre son cou. Elle ferma délicatement le col blanc que Nina avait laissé ouvert, sorti de ses cheveux coiffé en arrière deux mèches qu’elle fit boucler avec adresse sur les joues de son apprentie, puis redressa son col et en quelques gestes expert, noua autour de son cou sa cravate. Puis elle sorti de la poche de sa chemise une petite épingle en argent surmonté d’une glycine en verre soufflée rouge pour parachever la tenue de Nina. Elle fit tourner ses épaules pour qu’elle voit son reflet dans le grand miroir argenté qui couvre le mur derrière le bar.
-
Et là, comment tu te sens ?
Nina se regarda un moment, ses pieds qui juste avant s’agitait sans cesse enfin au repos, comme ses lèvres bavardes. Puis elle dit, dans un souffle avec une voix d’enfant sage :
-
Beaucoup mieux. Comme les filles des photos en noir et blanc du bar lesbien où j’allais petite.
-
Le costard des patrons n’a strictement rien à voir avec le nôtre. Le porter quand on est pauvre et lesbienne c’est toute notre histoire tu sais ? Alors maintenant, poste-toi derrière le bar et regarde bien ce que je fais, d’accord ?
-
Oui cheffe !
Peu après l’exclamation de Nina, la porte du restaurant s’est ouverte. Trois clients sont arrivé, un homme avec une bouille expressive et un grand sourire enthousiaste face au plafond de glycine, et deux femmes très élégantes qui marchaient dans ses pas, cherchant comme à l'imiter, s’exclamant quand il s'exclamait, doublant ses compliments, s’empressant à sa suite. Louise les amena à leur table et les fit s’asseoir en tirant leur chaise. Elle échangea quelques mots avec eux, pour leur souhaiter la bienvenue, et Nina qui prenait des notes dans un petit calepin que Louise lui avait prêté, s’étonna de son grand sourire qu’elle ne lui avait jamais vu. Ca lui faisait un sentiment bizarre, presque douloureux, cette impression de voir Louise embourbé dans la fausseté qu’exigeait ce travail de service. Les phrases qui sonnaient toutes faites à Nina semblaient pourtant ravir les trois clients, qui la saluaient chaleureusement. Un second groupe de clients, plus bruyants, attendaient à l’entrée, et Louise d’un pas rapide, s’en alla les accueillir. Son attitude changea subtilement, et avec une voix légèrement blagueuse elle serra la main de l’homme rond et chauve dont le rire transformait l'entièreté de son visage, qui semblait s'aplatir et s’étirer.
-
Monsieur le commissaire, quel plaisir de vous recevoir à nouveau ! Moi qui craignais de vous avoir fait fuir définitivement la dernière fois !
-
Merci bien mon petit, mais ce n’est pas un peu de poivre qui va m’effrayer, même si j’espère que le menu sera moins épicé aujourd’hui !
Sa bonhomie et son attitude familière avec Louise firent frémir Nina, qui le trouva aussitôt répugnant, et une froide rage monta en elle, tandis qu’elle marquait en grosses lettres rageuses l’interaction dont elle avait été témoin. En guidant le commissaire et sa suite à leur table, Louise lui fit un clin d'œil et la colère de Nina retomba un peu. “C’est le jeu, c’est le jeu, c’est le jeu, c’est comme ça et puis c’est un flic, on n’y peut rien”, elle se répéta dans sa tête pendant que le commissaire s'affaissait sur sa chaise et lâchait une blague bien grasse à ses deux collègues, plus jeune que lui, qui parurent mal à l’aise. Un d’eux eut un regard d’excuse à Louise, auquel elle répondit poliment par un sourire qui disait “il n’y a pas de soucis”. Nina se sentit presque en colère contre elle, contre sa soumission envers ces gens. La porte s’ouvrit une troisième fois, et à petit pas prudent s’avancèrent deux vieilles personnes. Le vieux monsieur paraissait tremblotant et pourtant il dressait les épaules et tentait de bomber le torse. Lui et sa femme étaient vêtu dans des costumes d’un luxe surané. Nina failli devenir folle lorsqu’elle entendit le mépris suitant dans les petites phrases sèches qu’ils lancèrent à Louise, mais celle-ci, sans se départir de son sourire, n’insista pas et les conduisit immédiatement vers leur table, presque courbé pour leur tirer leur chaise, jouant au petit serviteur bossue. Louise regarda sa montre, puis l’entrée, et attendit quelques minutes. Une table restait vide. Comme le client n’arrivait pas, Louise se dirigea vers la cuisine, et le doux bruit de son affairement vient se mêler au jazz feutré qui s’échappait du tourne disque. Nina faisait des petits dessins dans son carnet en attendant. La porte s’ouvrit une nouvelle fois, et s’avança une dame d’une cinquantaine d'années, qui se mit à attendre doucement, pendant que le regard de Nina faisait des aller et retours paniqués entre elle et la cuisine. Elle aurait voulu prévenir Louise, mais elle n’avait pas le droit d’entrer dans la cuisine. La règle lui avait été abondamment expliquée à la fois par Sofia et par Louise, avec menaces et promesses de déception, respectivement. Elle respira un grand coup, se répéta dans sa tête une bonne dizaine de fois “ t’énerve pas surtout t’énerve pas ”, et se dirigea de son pas légérement chancelant vers la cliente qui s’adressa à elle d’un ton poli :
-
Bonjour mademoiselle, je suis vraiment désolée de ce retard. Est-ce qu’il est encore possible d’entrer ?
Surprise par la courtoisie de cette femme, Nina faillit déraper mais elle parvint à rester dans son personnage.
-
Euh oui alors je t’a… je vous conduis à votre table.
Et d’un geste ampoulé elle l’invita à la suivre, essayant de reproduire la démarche élégante de Louise qui toujours semblait danser entre les tables, ses pieds se glissant sur le parquet, elle pivotait, virevoltait, efficace et concentrée. Nina se sentait mal à son aise sur cette scène et réprima un juron.
-
Excusez-moi de vous demander ça, mais vous êtes nouvelle ici ?
-
Euh oui ? C’est euh c’est Loui… C’est la cheffe qui me prend à l’essai, en stage on pourrait dire, pour voir si je pourrais filer un coup de pain par exemple
Nina sentis s’écailler sa façade professionnelle dont la peinture était encore fraîche et failli retomber dans son agitation habituelle, mais la cliente se mit à rire.
-
Très bien, merci pour votre accueil dans ce cas.
Et Nina s’en est retournée vers le bar, un peu penaude. A ce moment, Louise est sortie de la cuisine avec un grand plateau couvert d’assiette qu’elle tenait d’une main. De l'autre, elle a fait un signe élégant à la dame pour lui signaler qu’elle avait noté son arrivée. Puis elle s’est approchée de la première table, et en quelques gestes vifs a déposé les assiettes en énonçant l’intitulé du plat :
- Carpaccio de canard sauce Bordeaux et betterave confites au citron. Bonne dégustation !
Pendant que Louise allait servir les autres tables, le premier client se mis à sentir son assiette et à émettre de nombreux commentaires avec des mots complexes et stupides à la fois, auxquels acquiesçaient vigoureusement ses deux suivantes, et de finir sur cette exclamation :
-
C’est coquin en tout cas !
Et Nina eut beaucoup de mal à retenir une grimace de dégoût, qu’elle chassa le plus vite possible. Elle continua à regarder la scène. Le commissaire s’empiffrait, le coquin s’extasiait, les deux séniors machouillait leur viande. De la même manière, Louise apporta le plat, et avec la même sobriété elle dit l’énoncé :
-
Poumon de boeuf roti dans sa crème de sang au sésame noir, poivron confit.
Dans les yeux des clients, les mêmes expressions prétentieuses, la même curiosité feinte, la même certitude d’être l’élite, d’être au-dessus des autres. Entre deux bouchés, la table du coquin étalait leur rire bourgeois comme une nuée de moucheron autour d’eux, le commissaire s’entêtait dans ses anecdotes grivoises, les deux aristocrates jetaient sur les clients autant que sur la nourriture leur regard plein de mépris. La femme seule, elle, paraissait normale, voire animée d’une passion authentique lorsqu’elle prenais des notes sur son carnet. Louise posa devant elle son dessert en annonçant :
-
Tartelette de fleur de glycine et glace aux griottes.
La dame regarda son assiette de l'œil de la spécialiste, et lorsqu’elle prit une cuillère de son dessert, son visage se pama d’un plaisir tellement communicatif que Nina voulut, elle aussi, goûter à cette tarte.
Les clients s’attardèrent un peu après le dessert, à part la dame qui vint régler immédiatement après avoir fini, en remerciant chaleureusement Louise. Nina en fut heureuse, mais cette petite joie disparut rapidement lorsque les autres clients vinrent régler leur note, et les voirs parler si mal, chacun dans leur registre, à Louise qui s’affairait à encaisser, à écrire les factures dans sa belle écriture, à sourire même face aux remarques déplacés du commissaire, tout cela mis Nina dans un état qu’elle n’avais jamais expérimenté. Elle avait une sensation vertigineuse, de rage et de honte primaires devant ces personnages qui vivaient dans un monde si profondément éloigné du sien qu’ils lui semblaient appartenir à d’une autre espèce. C’était une fascination écoeurante, et qui se ressent quand, une fois les tables débarrassées et les clients sortis, elle fit à Louise le compte-rendu de ses observations. Dans sa tirade fleurie d’insultes et ses descriptions imagés, elle exprima sans s’en rendre compte une tendresse envers Louise, et qui venait de cette révolte qui embrumait ses yeux. Louise lui sourit avec affection et un peu de tristesse, parce qu’elle se rappelait aussi de son indignation après son premier service dans un restaurant chic. Enfin Nina termina son monologue:
-
A part cette dame, ils étaient tous à jeter, j’te l’dis moi !
-
Tu as raison tu sais. Dis-toi qu’ils sont d’une autre espèce. C’est ce que je pense, depuis que j’ai commencé à travailler dans ce milieu. Ces gens, ils vivent selon des codes et une culture totalement différents de la nôtre. Mais ce qui est drôle c’est qu'ils pensent que c’est nous, les bêtes, les faibles et les idiotes. Et ça c’est une force, il faut en jouer. Il faut les brosser dans le sens du poil et puis leur mettre à l’envers. Alors oui, je suis polie, parfaitement polie, qu’on m’insulte ou qu’on me crache à la gueule, et à la fin ils paient une addition très salée. Avec ça, je vis et je suis heureuse. Et eux, ils restent à vivre dans leur monde étroit et silencieux fait de courtoisie et de minaudage. Je trouve ça méprisable et ridicule, et je n’ai pas trouvé de meilleure façon de les insulter qu’en les faisant payer beaucoup trop chère ma petite vie de gueuse. A la fin de la journée, j’ai gagné, et eux, ils sont un peu moins humains que la veille. Les deux vieux, c’est le parfait exemple de ça. Une vie passée à dominer, dans l’ignorance de ce qui est vraiment humain, ça te prive de tout plaisir, de toute joie, de tout enthousiasme. C’est pathétique.
Nina resta un instant silencieuse, comme s'imprégnant de la logique de Louise.
-
Oui je comprends. Je crois qu’je n’suis pas assez maline pour ça. J’veux dire, je pense que tu as raison, mais surtout ça demande beaucoup de force de faire ça. Faut être dur comme un pot de cornichon à ouvrir. On dirait pas comme ça, et je sais que ça va te surprendre, non, te choquer, mais en fait moi je suis très sensible. J’veux dire, je n’supporte pas l’humiliation. J’me sens comme une souris dans un piège. J’me sens à nouveau toute petite…
Sa voix se brisa un peu comme un fêlure naissante dans un parquet trop de fois foulée. Puis elle remit brusquement le tapis en place pour dissimuler sa faille.
-
Alors que toi tu es comment dire un petit rat malin qui fait semblant d’être piégé et qui repart avec le frometar !
-
Je sais que tu voulais me faire un compliment, mais le rat, c’est pas spécialement flatteur.
-
Et pourquoi donc ? Les rats sont très malins, très astucieux, ah oui, plus d’une fois ils me l’ont mise à l’envers dans mon ancien chez-moi !
Chapitre 5 : Une cigarette
5- Une cigarette
Nina qui s'apprêtait à chanter longuement les louanges de l’intelligence du rat, fut interrompue par un bruit sourd à la porte. Soudain sur ses gardes, elle s’approcha de l’entrée, écouta un moment le silence, puis sursauta quand une voix pâteuse étouffée par le bois de la porte le perça :
-
C’est moi, c’est Mélia. Est-ce que Zineb est là ?
Louise ouvrit la porte, et Mélia qui s’y était appuyée manqua de tomber dans ses bras, se releva, chancelante, et marmonna un “désolée”.
-
Bonsoir Mélia, non Zineb n’est pas là, mais elle repassera peut-être dans la nuit. Si tu veux on peut l'appeler d’ici, pour savoir.
Mélia acquiesça, se retenant de parler comme par peur de vomir si elle ouvrait encore la bouche, se fraya un chemin jusqu’au bar, et s’affaissa sur le tabouret, tenta de saisir le téléphone mais ses doigts engourdies n’arrivaient pas à actionner le cadran rotatif. Louise lui dit qu’elle allait s’en occuper. Elle lui servit un grand verre d’eau, et pendant que Mélia buvait, elle composa le numéro du bureau de Sofia. Après une dizaine de longues sonneries, elle raccrocha.
-
Non, pas de réponse. Soit elles sont en route vers ici, soit elles sont sorties faire autre chose.
-
Misère de misère.
Elle se releva, avec beaucoup d’effort, essaya de marcher quelques pas, manqua tomber, rattrapé par l’épaule de Nina.
-
Ben toi alors tu danse sur le cul comme on dit, t’es complètement déchiré ma pauvre, t’es fin ivre, t’es presque morte là, et puis tu pu d’la gueule c’est terrible.
-
Nina, tais-toi un peu. Mélia est -ce que tu veux rester là à les attendre un peu ?
-
Nan, j’veux pas déranger, c’pas graaaave.
Les phrases ampoulées de Mélia qui avait surpris Louise deux jours plus tôt avaient fondu au contact de l’alcool, comme sa façade d’assurance et son attitude aristocratique.
-
Allez, assieds-toi, au moins le temps de redescendre un peu, je vais pas te laisser repartir dans cet état.
Docile, Mélia se laissa soutenir par Nina qui faisait semblant d’être écoeurée par la forte odeur d’alcool qu’elle devait dégager. Après l’avoir déposée sur une chaise près du bar, elle prit ses distances en agitant sa main devant son nez et Louise sourit à nouveau devant son excès. Mélia posa sa joue sur le bar et parut s’endormir.
-
Bon cheffe, qu’est-ce qu’on va faire de ça nous ?
-
Va te coucher si tu veux, moi je vais attendre un peu avec elle, faire les comptes et le ménage.
-
Ah non je veux rester là, j’veux voir ce qu’elle va raconter à Zineb et la tête de Sofia quand elle va voir cette loque.
-
Arrête de parler d’elle comme ça, j’te rappelle que t’étais pas si vaillante en arrivant.
Outrée, Nina s’apprêta à répliquer, mais Mélia se mit à parler, tout en gardant les yeux fermés, comme si elle rêvait à moitié.
-
Elle a raison j’suis qu’une loque. Une ratée, une misère, ça se voit dans mes yeux non ? J’ai vu comment tu me regardais quand je suis arrivée Louise. Tu vois tout. J’avais l’impression que tu me regardais vraiment, j’ai senti ta pitié.
Elle se releva à moitié, sortit une cigarette, l’alluma. Louise fit signe à Nina d’aller ouvrir la porte fenêtre. Elle revint avec un cendrier et sortit aussi une cigarette, l’air ravie de pouvoir fumer dans la salle.
-Tu vois, j’ai eu cette rancune en moi quand j’vous ai vue si droite dans vos bottes, toi et Sofia. Et même Nina, qui à l’air de s’en foutre de tout. Votre accueil m’a fait mal. J’ai pas l’habitude des paroles sincère et des regards qui refusent de me déshabiller.
Elle sembla soudain perdre le fil de sa pensée, comme si son amertume venait remuer d’autres souvenirs.
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D’habitude on m’emmène danser dans les boites, dans les voitures, dans les chambres d’hôtel sordide. Toujours des hommes à l’odeur forte. J’en ai besoin tu comprends, cette odeur épaisse et violente, pour cacher la mienne. Ici, elle renifle comme un sanglot épuisée, ça sent trop bon. Je me sens chez moi et ça me fait peur. L’odeur de ta cuisine me rappelle trop la mienne Louise. Quand tu m’a donné à manger, même ce repas si simple, il m’a troublé. Il y a quelque chose de moi dans cet endroit. Je pensais pas que ça serait aussi effrayant. De vous voir toutes stables et installées ici alors que je sens que.. Qu’on a ce fond commun qui fait de moi une loque. Comment tu peux être si propre sur toi, alors que moi je suis un bazar de tissu de mauvaise qualité qui s’étouffe dans sa morve.
Si elle savait ce qui se cachait sous la belle chemise blanche de Louise, le bleu et le rouge qui marquait la peau de son cou, serré dans une cravate jusqu’à ses manchettes, la cicatrice terrifiante qu’elle portait au poignet. Si elle savait à quel point Louise lui ressemblait vraiment. Dans sa confusion, Mélia voyait juste, avec la même lucidité surprenante dont faisait preuve Louise.
-Peut-être que tu aime ça justement, Mélia, l’idée qu’on ai la même odeur mais qu’on soit différente. C’est rassurant parfois de se dire qu’on peut partager des choses sans être les mêmes.
-M’en parle pas. Si tu savais tout ce que j’ai fait…
Un silence lourd de secret couvre la pièce. Mélia finit avec lassitude son verre d’eau avant de reprendre.
-Tout ce que j’ai fait pour plus être moi-même. J’ai retrouvé, partout dans mes petits journaux d’enfance, l’envie d’être les autres. Je veux dire, j’ai toujours essayé d’être comme les autres. D’être normale ou justement pas normal mais comme eux pas comme moi j’ai essayé d’emprunter leurs visages et leurs expressions. Tous ces mots qui ne sont pas les miens. Quand j’ai transitionné j’ai eu l’impression de réussir à être enfin débarrassée de ça; et je suis contente parce qu’au moins je suis plus laide. Mais je suis toujours moi et je sais plus qui je suis en même temps. A force d’essayer d’être comme les autres. Les coupes de cheveux, comme ça déguise bien, j'en ai fait plein. J’ai ruiné mes cheveux à vouloir être blonde comme cette amie que j’avais et qui était si sûre d’elle, installée dans une vie de rêve. Un mec un chien j’ai eu ça aussi. J’ai été bronzée et surfeuse parce que j’étais tellement jalouse de cette lesbienne qui m’avais plaquée, je voulais lui montrer, moi aussi j’peux être cool regarde. Reprend moi Lise. Ah. Voilà ce que ca crie, pour les autres. Je voulais pas qu’elle me reprenne, je voulais être elle. Me glisser dans sa peau. J’avais cette amie, de longue date. Elle avait tant souffert, elle avait ses mains presque désarticulées par la douleur. Je m’en voulais tellement, de ne pas partager sa souffrance. J’étais sûre d’être si chanceuse de ne pas l’avoir vécue, et je me sentais misérable de vouloir être comme elle. Tu pourrais pas comprendre ça ? Elle a levé les yeux vers Louise, et on ne sait si elle y a vu ce regard sombre et fatigué qui aurait dit “je sais ce que tu ressens”. Elle a soupiré et allumé une cigarette.
- Zineb va revenir bientôt. Avec Sofia et son beau visage. Et moi je vais les embarrasser à dire n’importe quoi. Zineb, je ne veux pas lui ressembler. On dirait que c’est méchant de dire ça, mais c’est pour ça que je l’aime autant. Je ne veux pas me fondre en elle, c’est ce qui la sauve, de moi. Mais je vais lui faire honte, je vais la faire me détester tu verras. J’arrive pas à comprendre qu’elle m’apprécie. Qu’elle ne voit pas que je lui ment. Zineb c’est une chouette fille. Tu verras…
Sur ces derniers mots, prononcés comme un soupir, elle s'endormit sur la table. Louise lui enleva la cigarette de ses mains. Elle s’apprêta à l’écraser dans le cendrier, puis, comme par lassitude, elle fuma un peu, et Nina aussi fumait pensivement, les longues tirades de Mélia ayant réussi l’exploit de lui couper la chique.
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Bon bè j’suis cané avec toute cette histoire. Bonne nuit.
Elle fit une bise à Louise qui la remercia pour le service, puis partit se coucher.
Louise repensait à la discussion avec Mélia en se demandant si elle se réveillerait bientôt. Elle avait mis une couverture sur sa silhouette recroquevillée dans la banquette. Louise soupira et éteignit sa cigarette. La porte claqua, Sofia et Zineb rentrèrent dans le restaurant.
-Bon boulot aujourd’hui ? La voix de Louise tremblait un peu, un reste d’émotion qu’elle voulait cacher.
- Ouais, Zineb a brillé comme d’habitude, tiens sert-lui un verre, un truc bon.
Toute rouge et fière, Zineb a frotté ses cheveux.
-Arrêtez Sofia, c'était pas grand chose.
-Allez, t’a assuré, sois fière !
Louise leur a servis deux whisky. Zineb a manqué s’étouffer dessus.
-C’est fort dis donc.
-Une grande fille comme toi, et tu sais pas boire ? Ah c’est marrant ça quand même.
Les yeux de Zineb se sont voilés. Elle remarqua, en détournant son regard blessé de Sofia, le corps fatigué de Mélia. Elle se précipita, un peu inquiète, vers son amie.
-T’en fait pas, elle va bien, elle s’est endormie en t’attendant.
Mélia ronflait doucement, elle gémit un instant, son visage se plissa, puis reprit le calme et la douceur qui l’animait lorsqu'elle dormait.
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Oh mince désolée Louise, j’savais pas qu’elle viendrait sans moi. Elle t’a pas causé de soucis ?
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Mais non !
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Je vais la ramener chez elle si tu veux.
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Elle peut dormir ici, j’ai encore une chambre de libre.
La chambre qu’avait refusé Nina, trop petite et serrée pour elle. Elle avait préféré s’installer sur le canapé de la salle de pause, sous le restaurant, aussi parce que la fenêtre était plus grande et qu’elle pouvait y fumer sans s’étouffer.
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Ah mais je veux pas vous embêter.
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T’en fais pas. Tiens Sofia tu peux l’emmener ?
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Non vous embêtez pas, j’peux le faire !
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Repose toi dis, t’a bien mérité un peu de paix.
Sofia souleva sans effort le corps musclé de Mélia et descendit les marches derrière le bar. Zineb devant les bras de Mélia qui s’enroulèrent naturellement autour du cou de Sofia, et son visage apaisé posé sur sa poitrine, a plongé ses yeux dans son verre. Louise vit son trouble.
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Alors, comment c'était aujourd’hui, Sofia a dit que tu avais assuré ?
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Oui, c'était bien. J’laisserais personne la toucher.
Elle dit ça d’une voix rageuse qu’on ne lui connaissait pas. Comme cette amertume remontait de loin. Elle avait l’odeur de poussière d’une grange sombre un soir d’enfer, un soir de bruit étouffé et de souvenir terrible.
Sofia a crié de l’escalier.
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J’vais dormir ici aussi Louise.
A ces mots, Zineb marmonna, bouillonnante et éteinte, un moteur essouflé dans un garage clos.
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J’rentre chez moi, à demain.
Et elle s'enfuit, avant que Louise puisse la rassurer. Sofia remonta.
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Ben alors, elle est partie Zineb.
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Ouais tout juste.
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Mince, moi qui voulait encore boire un verre avec elle.
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Elle est bien cette petite. T’a intérêt à faire gaffe à elle.
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Je sais bien dis donc. T’inquiète pas je vais la ménager. J’en suis contente aussi.
Le bruit timide d’une petite averse entra par la fenêtre. Dehors il y eu un klaxon. C’était Zineb qui avait frappé des deux mains son volant avant de démarrer honteusement.
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Pourquoi t’a insisté pour que Mélia dorme ici ? Je croyais que tu t’en méfiais ?
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Oui justement je m’en méfie. Je voudrais en savoir plus sur elle, et pour ça il faut qu’elle me fasse confiance tu vois ? Qu’elle pense que je l’aime bien.
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Et tu l'aimes bien ?
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C’est une amie de Zineb, j’vais y faire attention, et si elle est pas une menace, tout ira bien. Qu’est ce que tu penses d’elle toi ?
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Elle est instable. Et dangereuse, d’une certaine manière. Il faudrait s’arranger qu’elle soit dangereuse avec nous et pas contre nous.
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C’est pour ça que je vais dormir avec elle ce soir.
Louise faillit répondre, voir s’opposer. C’était une méthode qui ne lui plaisait pas, mais c’était la méthode de Sofia, et elle marchait. Elle marchait très bien.
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Je vais rien lui faire, mais j’ai bien vu comme elle me regarde. Je veux que demain elle se réveille et qu’elle me voit dans son lit.
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T’es vraiment tordue Sofia.
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Je vais me coucher. Bonne nuit.
Louise soupira, puis descendit dans sa chambre, au sous-sol. Elle entendit Sofia se coucher, dans la chambre de gauche, elle regarda Nina, pelotonnée sur le canapé confortable de la salle de pause, puis elle disparut dans sa chambre.